La surveillance de l’AMM et le compromis de Carter

L’importance de la surveillance
Une série spéciale de billets des conseillers de la NPPV

Par Jonas Beaudry, conseillère de la NPPV

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Comme universitaire, mes recherches sont axées sur les études des droits de la personne et de la condition des personnes handicapées. Avec une approche philosophique, j’analyse les politiques publiques sur la santé et le handicap. L’aide médicale à mourir (AMM) est un sujet fécond, car il implique des débats sur des concepts controversés tels que la vie, l’autonomie, la dignité et les soins. Ces concepts sont sujets à des interprétations fort différentes et contradictoires. Pour progresser, il est important de clarifier ce que les gens veulent dire quand ils utilisent ces concepts.

J’ai d’abord compris le besoin de recherches théoriques sur le sujet quand j’ai assisté à une réunion organisée par l’Association canadienne pour l’intégration communautaire (ACIC) peu après le prononcé de l’arrêt Carter par la Cour Suprême du Canada. Tout au long de la réunion, plusieurs représentants de la communauté des personnes handicapées se sont dits préoccupés par la légalité de l’AMM. Pour en revenir à l’arrêt Carter, j’ai compris que nos tribunaux avaient répondu à ces préoccupations avec une version ou une autre d’un argument qui pourrait être résumé ainsi : « Il est raisonnable de s’attendre à ce que des mesures de sauvegarde adéquates dissipent vos préoccupations, une interdiction complète de l’AMM n’est donc pas nécessaire. »

Cette revendication est devenue le leitmotiv du juge de première instance et, éventuellement, des juges de la Cour suprême dans Carter. Dans l’arrêt Carter, la Cour Suprême a statué que nos gouvernements doivent atteindre un équilibre entre l’intérêt des personnes qui souhaitent accéder à l’AMM et les intérêts des personnes qui sont vulnérables à l’aide à mourir non désirée. Ainsi, une grande confiance a été accordée aux « mesures de sauvegarde ». Le grand public est empêtré depuis si longtemps dans le débat « pour ou contre » sur l’euthanasie, c’est-à-dire tout ou rien, qu’il serait facile d’oublier que ce que nous pourrions appeler le « compromis de Carter » n’a pas pour objet de légaliser ou non l’AMM. C’est le début d’une discussion sur la meilleure façon de respecter les droits de l’ensemble des citoyens canadiens dans le contexte de l’AMM.
 

La surveillance des déterminants sociaux de l’autonomie dans le contexte de l’AMM

J’ai examiné plus attentivement quelles seraient ces mesures de sauvegarde pour déterminer si elles répondent aux préoccupations soulevées par plusieurs personnes au sein de la communauté des personnes handicapées. Ces mesures de sauvegarde sont conçues pour s’assurer que les personnes qui demandent l’AMM ne seront pas contraintes, directement ou subtilement, à mourir. Cependant, les mesures de sauvegarde en soi traitent peu de la question des nombreux et importants facteurs qui incitent les gens à mourir, notamment l’isolement social, le désespoir, le manque d’estime de soi ou le sentiment d’être un fardeau.

Pourquoi les mesures de sauvegarde n’abordent-elles pas ces questions? N’est-ce pas là le compromis de Carter? Qu’en est-il des droits de ceux qui ont pu être poussés à mourir parce que la gamme des choix sociaux s’offrant à eux a été limitée de telle sorte que le suicide semblait le choix le plus raisonnable pour eux et pour les autres?

Une des raisons qui expliquent le peu d’attention qui a été accordée à ces questions délicates est la difficulté à déterminer les facteurs qui motivent réellement les personnes à mourir dans le contexte de l’AMM, de même que ce qui pourrait être fait par l’entremise des mesures de soutien social pour respecter l’autonomie individuelle. Très peu de recherches ont été menées, en partie à cause de l’aspect novateur de ce cadre et en partie parce qu’il n’y a aucune obligation légale de surveiller ces facteurs. Sans cette information importante, les chercheurs et les gouvernements peuvent difficilement tirer des conclusions fondamentales sur les facteurs qui influencent les personnes dans le contexte de l’AMM. Ils ne sont pas non plus en mesure de commencer à déterminer le genre de mesures de soutien social et médical qui exige des investissements.

Une objection courante aux préoccupations soulevées est que la plupart des gens qui demandent l’AMM sont littéralement sur le point de mourir et aucune intervention sociale ne servirait vraiment à les aider. Cependant, ce n’est pas une raison d’ignorer le sort des personnes que l’on peut aider et de comprendre les mesures sociales qui peuvent les aider. De plus, les personnes qui reçoivent l’AMM ne doivent pas toutes faire face à une mort imminente, car l’exigence que la mort soit « raisonnablement prévisible » inclut un plus vaste segment de la population. Quoi qu’il en soit, d’autres États étendent l’aide à mourir aux personnes ayant une maladie mentale, aux enfants et aux personnes dont la mort n’est pas imminente et notre propre gouvernement contemple déjà l’idée d’élargir ou non l’accès à l’AMM (et dans quelle mesure le faire).
 

La surveillance de la suicidabilité dans le cadre d’une culture imprégnée par le capacitisme et l’âgisme

Je pense également que l’AMM devrait être étudiée dans le contexte plus large de notre culture imprégnée par le capacitisme. Plutôt que d’être conceptualisée comme une simple modalité pour mourir ou un traitement médical, l’AMM a le potentiel d’être un cadre pour évaluer la qualité de vie, un cadre selon lequel nous prendrons soin de certaines personnes suicidaires par la prévention du suicide et d’autres par l’aide au suicide. Ces nouvelles pratiques médicales et légales pourraient très bien former une catégorie de « sujet raisonnablement suicidaire » dans notre culture et notre législation. Le cadre de l’AMM menace de formaliser ces importants changements sur le plan des valeurs et des mesures sociales que nous prenons pour les protéger. Ces processus sociaux devraient être soigneusement analysés. La création d’une catégorie juridique qui légitimerait les traitements considérés comme dangereux s’ils étaient imposés à d’autres personnes devrait déclencher un signal d’alarme chez les citoyens et les universitaires qui veulent rétablir l’ordre dans l’émergence ou le remaniement des cadres discriminatoires. Le capacitisme et l’âgisme sont des idéologies réelles et dangereuses qui envahissent les recoins de notre culture, et les répercussions de l’AMM sur ces groupes doivent être soigneusement surveillées si nous souhaitons prendre l’équité au sérieux.

Voilà pourquoi il semble raisonnable de penser que surveiller la situation des personnes qui demandent l’AMM aidera nos gouvernements à concevoir des politiques qui veillent à ce que les gens qui choisissent l’AMM reçoivent des mesures de soutien social suffisantes et qu’ils aient accès à des solutions de remplacement, y compris non seulement les soins palliatifs, mais également des occasions d’apaiser les sentiments de désespoir, d’isolement ou d’être un fardeau. Nous devons comprendre la suicidabilité des personnes qui envisagent l’AMM et leur réceptivité par rapport aux mesures sociales tout comme nous le ferions pour les autres groupes visés par la prévention du suicide, comme les jeunes autochtones. Peu de personnes présumeraient qu’il vaudrait mieux que les autochtones, ou les personnes d’une ethnicité, d’un genre ou d’une religion en particulier, soient mortes. En revanche, la notion que la vie des personnes qui sont âgées, malades ou handicapées « vaut moins la peine d’être vécue » est l’une des croyances les plus dommageables et anciennes du capacitisme et de l’âgisme de notre culture obsédée par la productivité. Voilà le contexte politique et légal dans lequel ce nouvel outil médical (AMM) a été lancé. Surveiller son évolution, son utilisation et ses répercussions contribuerait grandement à atténuer les préoccupations liées à un point de vue macroscopique et culturel de l’AMM.

La surveillance dissiperait également les préoccupations ancrées dans un point de vue microscopique des processus de l’AMM et de la psychologie des utilisateurs de l’AMM. Depuis longtemps, la recherche appuie un constat en quelque sorte intuitif et évident : les personnes qui vieillissent ou qui deviennent handicapées, gravement malades ou en phase terminale, peuvent tomber dans un état dépressif et avoir des idées suicidaires si elles sont mises à l’écart des relations et des rôles ayant déjà donné un sens à leur vie et leur apportaient une estime d’elles-mêmes et de la satisfaction. Cette recherche a commencé à explorer comment les milieux sociaux et la disponibilité des mesures de soutien social, de l’intégration sociale et du sentiment d’appartenance influencent la qualité de vie, les états dépressifs, le désespoir et le désir de mourir des gens. Conserver un sens de la dignité, demeurer intégré dans une communauté, continuer à avoir des relations et des rôles valorisés par la société qui donnent un sens à la vie et conserver un mode de vie relativement autonome sont tous des objectifs qui peuvent potentiellement être atteints, du moins partiellement, avec des mesures adéquates de soutien psychologique, social et économique.

Le lien entre les différents types de mesures de soutien et de motivations à mourir est indiscutable. Cependant, il y a actuellement des lacunes en matière de cueillette et d’analyse systématique des données relatives aux motivations et à la situation des personnes qui demandent l’AMM. Sans une surveillance adéquate, l’efficacité des différents types de mesures de soutien et de sauvegarde destinées à améliorer la qualité de vie et l’autonomie des gens sera invisible, si elles existent. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une surveillance plus riche et plus nuancée de la manière dont le capacitisme et l’âgisme peuvent influencer à la fois la conception des processus de l’AMM et l’ensemble des personnes qui y participent. Cet effort est sans doute nécessaire au « compromis de Carter », sur le plan des droits constitutionnels, pour les personnes des deux côtés de l’enjeu.
 

La surveillance permet de dialoguer et d’ajuster avec précision les mesures de sauvegarde

Finalement, cette collecte de données est importante parce qu’elle permet un dialogue productif et respectueux entre les Canadiens sur les valeurs importantes de la vie, du respect, de l’égalité et de la liberté. La surveillance des faits, y compris les besoins des personnes qui demandent à mourir, permettrait aux universitaires et aux activistes d’éviter le recours à un ton antagoniste quand ils défendent respectueusement leur position pour l’expansion ou la restriction de l’accès à l’AMM. Réaffirmer les droits et les besoins des uns en niant ceux des autres ne nous mènera pas loin en matière de formulation de politiques.

Un dialogue productif serait également facilité par un comportement altruiste qui consiste à tenter de nous préoccuper réellement des craintes et des profondes croyances de nos « adversaires » (c.-à-d. dans des litiges en cours), comme la crainte de ne pas pouvoir mourir en paix, la crainte de perdre le contrôle sur sa vie ou sa mort, les craintes à propos des répercussions et des utilisations systémiques et culturelles de l’AMM dans une société toujours aux prises avec le capacitisme et l’âgisme, la préoccupation que les gens sont vulnérables à assimiler une culture capacitiste et que les attentes sociales en évolution peuvent provoquer ou exacerber, plutôt que d’entraver, leur désir de mourir, etc.

Voilà le difficile travail empirique et conceptuel qui nous attend afin d’atteindre un équilibre juste entre les droits et les intérêts de tous. Notre Cour suprême a affirmé que les mesures de sauvegarde peuvent, en théorie, suffire à atteindre cet équilibre délicat. Nous avons maintenant un devoir de surveiller si, en pratique, elles le font. Si elles ne le font pas, les gouvernements armés de preuves empiriques peuvent élargir ou ajuster les politiques sociales, y compris les mesures de sauvegarde de l’AMM, d’une manière informée, notamment en veillant à ce qu’elles limitent les répercussions insidieuses de l’âgisme et du capacitisme. Notre devoir social de veiller à ce que l’AMM ne contribue pas à faire du mal aux membres vulnérables de notre société de quelque manière que ce soit est solidement ancré dans les droits constitutionnels et est au cœur du « compromis de Carter ».